APPENDICE I
LES DISSENSIONS ENTRE LES PARTIS POLITIQUES

Au début, je n’avais tenu aucun compte du côté politique de la guerre, et ce ne fut que vers le mois de février qu’il commença de s’imposer à mon attention. Si les horreurs de la politique partisane ne vous intéressent pas, ne lisez pas ce qui suit, je vous en prie. C’est précisément pour vous permettre de ne pas le lire que je me suis efforcé de concentrer toute la substance politique de ce récit dans ces deux Appendices. Mais, d’autre part, il serait tout à fait impossible d’écrire sur la guerre d’Espagne en s’en tenant à un point de vue exclusivement militaire. Car ce fut avant tout une guerre politique. Aucun de ses épisodes, tout au moins pendant la première année, n’est intelligible sans quelque connaissance de la lutte intestine des partis qui se poursuivait à l’arrière du front gouvernemental.

À mon arrivée en Espagne, et durant un certain temps ensuite, non seulement je ne m’intéressais pas à la situation politique, mais je l’ignorais. Je savais qu’on était en guerre, mais je ne me doutais pas de la nature de cette guerre. Si vous m’aviez demandé pourquoi je m’étais engagé dans les milices, je vous aurais répondu : « Pour combattre le fascisme », et si vous m’aviez demandé pour quoi je me battais, je vous aurais répondu : « Pour maintenir le respect de l’humain ». J’avais accepté la version News Chronicle - New Statesman de la guerre : défense de la civilisation contre l’explosion de la folie furieuse d’une armée de colonels Blimp[10] à la solde de Hitler. L’atmosphère de Barcelone m’avait profondément séduit, mais je n’avais fait aucun effort pour la comprendre. Quant au kaléidoscope des partis politiques et des syndicats, avec leurs fastidieuses appellations : P.S.U.C. – P.O.U.M. – F.A.I. – C.N.T. – U.G.T. – J.C.I. – J.S.U. – A.I.T., il m’exaspérait tout simplement. L’on eût dit, à première vue, que l’Espagne souffrait d’une épidémie d’initiales. Je savais que je servais dans quelque chose qui s’appelait P.O.U.M. (si je m’étais engagé dans les milices du P.O.U.M., c’était simplement parce que j’étais venu en Espagne avec un laissez-passer de l’I.L.P.), mais je ne me rendais pas compte qu’il y avait de graves différences entre les partis politiques. Quand, au Monte Pocero, on me montra la position sur notre gauche en me disant : « Ceux-là, ce sont des socialistes » (voulant dire par là : des membres du P.S.U.C.), je rétorquai, tout étonné : « Mais, ne sommes-nous pas tous des socialistes ? » Et je trouvais idiot que des gens qui se battaient pour l’existence formassent plusieurs partis séparés. Pourquoi donc ne pas renoncer une bonne fois pour toutes à ces niaiseries politiques et ne pas nous occuper exclusivement de gagner la guerre ? telle était de façon constante ma manière de voir. C’était, bien entendu, la manière de voir « antifasciste » réputée juste et propagée avec zèle par les journaux anglais, dans le but principalement d’empêcher les gens de saisir la nature réelle de la lutte. Mais en Espagne, tout particulièrement en Catalogne, c’était une manière de voir que personne ne pouvait indéfiniment conserver et ne conservait. Chacun, bien qu’à contrecœur, prenait parti tôt ou tard. Car même si quelqu’un ne se souciait pas des partis politiques et de leurs « lignes » contradictoires, il n’était que trop évident que son propre sort ne s’y trouvait pas moins engagé. En tant que milicien on était un soldat contre Franco, mais on était aussi un pion dans la gigantesque lutte que se livraient deux théories politiques. Quand, à flanc de montagne, j’allais à la recherche de bois à brûler en me demandant si réellement c’était là une guerre ou si le News Chronicle l’avait inventée ; quand j’évitais les mitrailleuses communistes pendant les émeutes de Barcelone ; quand finalement je me suis enfui d’Espagne avec la police à mes trousses – tout cela m’est arrivé très précisément de cette manière parce que je servais dans les milices du P.O.U.M. et non dans le P.S.U.C. Tant est grande la différence entre deux jeux d’initiales !

Pour comprendre la démarcation des partis politiques du côté gouvernemental, il faut se rappeler de quelle manière la guerre avait commencé. Au moment où la lutte se déclencha, le 18 juillet, il est probable que tout antifasciste en Europe sentit un frémissement d’espoir. Car ici enfin, manifestement, une démocratie affrontait bravement le fascisme ! Depuis des années, les pays soi-disant démocratiques avaient cédé devant le fascisme, à chaque pas. On avait permis aux Japonais de faire ce qu’ils voulaient en Mandchourie. Hitler était parvenu au pouvoir et s’était mis à massacrer ses adversaires politiques de toutes nuances. Mussolini avait bombardé les Abyssiniens et cinquante-trois nations (si je ne me trompe) s’étaient contentées de faire un pieux tapage à la cantonade. Mais voici que, lorsque Franco tentait de renverser un gouvernement modérément de gauche, le peuple espagnol, contre toute attente, s’était dressé contre lui. Il semblait que ce fût – et c’était peut-être – le renversement de la marée.

Mais il y avait plusieurs points qui échappèrent à l’attention générale. En premier lieu, Franco n’était pas exactement comparable à Hitler ou à Mussolini. Sa rébellion était une mutinerie militaire épaulée par l’aristocratie et l’Église, et, à tout prendre, fut, au début surtout, une tentative non tant pour imposer le fascisme que pour restaurer le régime féodal – ce qui signifiait que Franco devait donc avoir contre lui non seulement la classe ouvrière, mais aussi diverses couches de la bourgeoisie libérale, celles-là mêmes qui sont le soutien du fascisme quand il se propose sous une forme plus moderne. Et il y eut quelque chose de plus important encore : la classe ouvrière espagnole ne résista pas à Franco au nom de la « démocratie » et du statu quo, comme il est concevable que nous le ferions en Angleterre ; sa résistance s’accompagna – on pourrait presque dire qu’elle fut faite – d’une insurrection révolutionnaire caractérisée. Les paysans saisirent la terre ; les syndicats saisirent beaucoup d’usines et la plus grande partie des moyens de transport ; on détruisit des églises et les prêtres furent chassés et tués. Le Daily Mail, aux applaudissements du clergé catholique, put représenter Franco comme un patriote délivrant son pays de hordes de « rouges » démoniaques.

Pendant les tout premiers mois de la guerre, le véritable adversaire de Franco, ce ne fut pas tant le gouvernement que les syndicats. Dès que la rébellion éclata, les ouvriers urbains organisés répondirent par l’appel à la grève générale, puis réclamèrent – et obtinrent de haute lutte – les armes des arsenaux nationaux. S’ils n’avaient pas spontanément agi, et avec plus ou moins d’indépendance, on est en droit de penser que jamais Franco n’aurait rencontré de résistance. Il ne peut évidemment pas y avoir de certitude à ce sujet. Mais il y a tout au moins lieu de le penser. Le gouvernement n’avait rien fait, ou si peu de chose, pour prévenir la rébellion qui était depuis longtemps prévue, et quand celle-ci éclata, son attitude fut toute d’hésitation et de faiblesse, au point que l’Espagne connut en un seul jour trois premiers ministres[11]. En outre, la seule mesure qui pouvait sauver la situation dans l’immédiat, l’armement des ouvriers, ne fut prise qu’à contrecœur et sous la pression de l’impérieuse volonté populaire qui la demandait à grands cris. es armes furent distribuées, et dans les grandes villes de l’est de l’Espagne les fascistes furent vaincus, grâce à l’effort extraordinaire déployé principalement par la classe ouvrière, aidée par certaines des forces armées (gardes d’assaut, etc.) demeurées fidèles. C’était là le genre d’effort que probablement seuls peuvent accomplir des gens convaincus qu’ils se battent pour quelque chose de mieux que le statu quo. Dans les divers centres de la rébellion, on pense que trois mille personnes moururent en un seul jour dans les combats de rues. Hommes et femmes, armés seulement de rouleaux de dynamite, franchirent, dans leur élan, les places à découvert et prirent d’assaut des bâtiments de pierre occupés par des soldats exercés et armés de mitrailleuses. Les nids de mitrailleuses que les fascistes avaient placés en des points stratégiques furent écrasés par des taxis qui se ruèrent sur eux à cent à l’heure. Même si l’on n’avait pas du tout entendu parler de la saisie des terres par les paysans ni de l’établissement de soviets locaux, et d’autres mesures révolutionnaires, il serait difficile de croire que les anarchistes et les socialistes, qui étaient l’âme et le nerf de la résistance, accomplissaient de tels exploits pour sauvegarder la démocratie capitaliste qui ne représentait rien de plus à leurs yeux, surtout à ceux des anarchistes, qu’un appareil centralisé d’escroquerie !

Cependant les ouvriers avaient en main des armes, et à ce stade des événements ils se gardèrent bien de les rendre. (On a calculé que même un an plus tard les anarcho-syndicalistes étaient encore en possession de 30 000 fusils.) En beaucoup d’endroits les paysans saisirent les domaines des grands propriétaires fonciers pro-fascistes. Tout en procédant à la collectivisation de l’industrie et des transports, on tenta d’établir un gouvernement ouvrier rudimentaire au moyen de comités locaux, de patrouilles d’ouvriers remplaçant les anciennes forces de police pro-capitalistes, et de milices d’ouvriers levées sur la base des syndicats, etc. Naturellement le processus ne fut pas uniforme et il fut plus accentué en Catalogne que partout ailleurs. Il y eut des régions où les institutions du gouvernement local demeurèrent à peu près sans changement, et d’autres où elles coexistèrent avec les comités révolutionnaires. Dans quelques localités, des communes anarchistes indépendantes s’organisèrent, dont certaines restèrent en exercice pendant un an environ, jusqu’au moment où le gouvernement les supprima par la violence. En Catalogne, pendant les tout premiers mois, la plus grande partie du pouvoir effectif était aux mains des anarcho-syndicalistes qui contrôlaient la plupart des industries de base. Ce qui avait eu lieu en Espagne, en réalité, ce n’était pas simplement une guerre civile, mais le commencement d’une révolution. C’est ce fait-là que la presse antifasciste à l’étranger avait pris tout spécialement à tâche de camoufler. Elle avait rétréci l’événement aux limites d’une lutte « fascisme contre démocratie » et en avait dissimulé, autant que possible, l’aspect révolutionnaire. En Angleterre, où la presse est plus centralisée et le public plus facilement abusé que partout ailleurs, deux versions seulement de la guerre d’Espagne avaient pu être publiées : la version de la droite selon laquelle il s’agissait de patriotes chrétiens luttant contre des bolcheviks dégouttants de sang ; et la version de la gauche selon laquelle il s’agissait de républicains bien élevés réprimant une rébellion militaire. La vérité intermédiaire a été soigneusement dissimulée.

Il y eut diverses raisons à cela. En premier lieu, la presse pro-fasciste répandait d’effroyables et mensongers récits d’atrocités, et des propagandistes bien intentionnés s’imaginèrent certainement rendre service au gouvernement espagnol en niant que l’Espagne fût devenue « rouge ». Mais la raison principale était la suivante : à l’exception des petits groupements révolutionnaires qui existent dans tous les pays, le monde entier était résolu à empêcher la révolution en Espagne. Notamment le parti communiste, avec la Russie soviétique derrière lui, s’était jeté de tout son poids à l’encontre de la révolution. C’était la thèse communiste que, au stade actuel, faire la révolution serait fatal et que le but à atteindre en Espagne ne devait pas être le pouvoir ouvrier, mais la démocratie bourgeoise. Il est à peine besoin de souligner pourquoi ce fut cette ligne-là qu’adopta également l’opinion capitaliste « libérale ». Un énorme capital étranger était investi en Espagne. La Compagnie des Transports de Barcelone, par exemple, représentait dix millions de livres de capital anglais ; or les syndicats avaient saisi tous les transports en Catalogne. Si la révolution se poursuivait, il n’y aurait pas de dédommagement, ou très peu ; si la république capitaliste prévalait, il n’y aurait pas à craindre pour les investissements étrangers. Et puisqu’il fallait écraser la révolution, cela simplifierait grandement les choses de prétendre qu’il n’y avait pas eu de révolution. De cette manière on pourrait dissimuler la signification véritable de chaque incident ; présenter tout transfert de pouvoir des syndicats au gouvernement central comme une étape nécessaire dans la réorganisation militaire. Il en résulta une situation curieuse à l’extrême. Hors d’Espagne peu de gens saisirent qu’il y avait une révolution ; en Espagne personne n’en doutait. Même les journaux du P.S.U.C., contrôlées par les communistes et plus ou moins tenus de faire une politique antirévolutionnaire, parlaient de « notre glorieuse révolution ». Et pendant ce temps la presse communiste dans les pays étrangers clamait sur tous les tons qu’il n’y avait nulle part signe de révolution, affirmait alternativement que la saisie des usines, l’organisation des comités ouvriers, etc., n’avaient pas eu lieu, ou qu’elles avaient eu lieu, mais étaient « sans signification politique ». Selon le Daily Worker (du 6 août 1936), ceux qui disaient que le peuple espagnol se battait pour la révolution sociale, ou pour quelque chose d’autre que la démocratie bourgeoise, étaient de « franches canailles qui mentaient ». En revanche, Juan Lopez, membre du gouvernement de Valence, déclara en février 1937 que « le peuple espagnol versait son sang, non pour la République démocratique et sa constitution sur le papier, mais pour… une révolution ». Ainsi, au nombre des « franches canailles qui mentaient » se trouvaient donc des membres du gouvernement même pour lequel nous recevions l’ordre de nous battre ! Certains des journaux étrangers antifascistes s’abaissèrent même jusqu’au mensonge pitoyable de prétendre qu’on n’attaquait les églises que lorsqu’elles servaient de forteresses aux fascistes. En réalité les églises furent saccagées partout, comme de juste, parce qu’on avait parfaitement bien compris que l’Église espagnole était partie intégrante dans la combine capitaliste. En l’espace de six mois en Espagne, je n’ai vu que deux églises intactes, et jusqu’aux environs de juillet 1937 aucune église, à l’exception de deux ou trois temples protestants de Madrid, ne reçut l’autorisation de rouvrir et de célébrer les offices.

Mais, somme toute, il ne s’est agi que d’un commencement de révolution, de rien d’achevé. Même au moment où les ouvriers, en Catalogne à coup sûr et peut-être ailleurs, eurent le pouvoir de le faire, ils ne supprimèrent pas, ni ne changèrent complètement le gouvernement. Évidemment ça leur était difficile, à l’heure où Franco était en train d’enfoncer la porte, et tandis qu’ils avaient à leurs côtés des couches de la classe moyenne. Le pays était dans un état transitoire susceptible soit de se développer dans le sens du socialisme, soit de redevenir une république capitaliste ordinaire. Les paysans étaient en possession de la plus grande partie de la terre et il était probable qu’ils la conserveraient, à moins que Franco ne triomphât. Toutes les grandes industries avaient été collectivisées et, en définitive, ou elles le demeureraient ou le capitalisme serait réintroduit, suivant que tel ou tel groupement prendrait le pouvoir. Dans les premiers temps, et le gouvernement central et la Généralité de Catalogne (le gouvernement catalan à demi autonome) pouvaient nettement être considérés comme représentant la classe ouvrière. Le gouvernement avait à sa tête Caballero, socialiste de l’aile gauche, et il comprenait des ministres qui représentaient l’U.G.T. (la centrale syndicale socialiste) et la C.N.T. (la centrale contrôlée par les anarchistes). La Généralité de Catalogne fut, un temps, remplacée en fait par un comité de Défense antifasciste[12], formé en majeure partie de délégués des syndicats. Par la suite, ce comité de Défense fut dissous et la Généralité reconstituée de manière à représenter les centrales syndicales et les différents partis de gauche. Mais toutes les fois qu’ultérieurement l’on rebattit les cartes gouvernementales, il en résulta une évolution vers la droite. D’abord ce fut le P.O.U.M. qui fut chassé de la Généralité ; six mois plus tard Caballero fut remplacé par Negrín, socialiste de l’aile droite ; peu de temps après, la C.N.T. fut éliminée du gouvernement ; finalement, un an après le début de la guerre et de la révolution, il restait un gouvernement composé entièrement de socialistes de l’aile droite, de libéraux et de communistes.

Le glissement général vers la droite date à peu près d’octobre-novembre 1936, du moment où l’U.R.S.S. commença de fournir des armes au gouvernement et où le pouvoir commença à passer des anarchistes aux communistes. La Russie et le Mexique exceptés, aucun pays n’avait eu assez de respect humain pour venir au secours du gouvernement espagnol, et comme le Mexique, pour des raisons évidentes, ne pouvait fournir des armes en grande quantité, les Russes étaient donc en situation de dicter leurs conditions. On ne peut guère douter qu’elles furent, en substance : « Empêchez la révolution, ou vous n’aurez pas d’armes », et que le premier coup porté aux éléments révolutionnaires, l’éviction du P.O.U.M. de la Généralité de Catalogne, le fut sur les ordres de l’U.R.S.S. On a nié qu’aucune pression directe ait été exercée par le gouvernement russe, mais la question est de peu d’importance, car on peut considérer comme exécuteurs de la politique russe les partis communistes de tous les pays, et l’on ne nie pas que c’est à l’instigation du parti communiste que fut menée l’action contre le P.O.U.M. d’abord, puis contre les anarchistes et contre la fraction Caballero des socialistes, et, en général, contre toute politique révolutionnaire. À partir du moment où l’U.R.S.S. commença d’intervenir, le triomphe du parti communiste fut assuré. En premier lieu, la gratitude envers la Russie pour les envois d’armes et le fait que le parti communiste, surtout depuis l’arrivée des Brigades internationales, paraissait capable de gagner la guerre, accrurent considérablement le prestige du parti communiste. En second lieu, les armes russes étaient fournies par l’intermédiaire du parti communiste et des partis alliés, qui faisaient en sorte que le moins d’armes possible allât à leurs adversaires politiques[13]. En troisième lieu, se déclarer pour une politique non révolutionnaire donnait aux communistes la possibilité de rassembler tous ceux que les extrémistes avaient épouvantés. Il leur était facile, par exemple, de rallier les paysans les plus riches sur la base de l’opposition à la politique de collectivisation des anarchistes. Les effectifs du parti communiste s’accrurent énormément, et cela dans une large mesure par l’affluence de gens des classes moyennes : boutiquiers, fonctionnaires, officiers de l’armée, paysans aisés, etc. La guerre fut essentiellement une lutte triangulaire. Il fallait continuer à se battre contre Franco, mais simultanément le gouvernement poursuivait un autre but : reconquérir tout le pouvoir que pouvaient encore détenir les syndicats. Cela fut fait par une suite de menus changements – une politique de coups d’épingle, comme quelqu’un l’a dit – et, dans l’ensemble, très intelligemment. Il n’y eut pas de mouvement contre-révolutionnaire général et sautant aux yeux, et jusqu’en mai 1937 il fut rarement besoin d’employer la force. On pouvait toujours mater les ouvriers par le moyen d’un argument qui se laisse aisément deviner tant il va de soi : « Il faut que vous fassiez ceci, et cela, et le reste, ou sinon nous perdrons la guerre. » Et chaque fois, inutile de le dire, il se trouva que ce qu’exigeaient les nécessités militaires c’était l’abandon d’une parcelle de ce que les ouvriers avaient conquis pour eux-mêmes en 1936. Mais l’argument portait toujours, parce que perdre la guerre était bien la dernière chose que voulussent tous les partis révolutionnaires : la perte de la guerre, c’était la démocratie et la révolution, le socialisme et l’anarchisme devenant des mots vides de sens. Les anarchistes, seul parti révolutionnaire suffisamment nombreux pour exercer un rôle important, furent amenés à céder point après point. On mit obstacle au progrès de la collectivisation, on se débarrassa des comités locaux, on supprima les patrouilles d’ouvriers et l’on remit en exercice les forces de police d’avant-guerre, largement renforcées et puissamment armées ; et les diverses industries de base qui avaient été sous le contrôle des syndicats passèrent sous la direction du gouvernement (la saisie du Central téléphonique de Barcelone, qui a été à l’origine des troubles de mai, fut un des épisodes de ce processus) ; enfin le plus important de tout, les milices ouvrières levées sur la base des syndicats furent graduellement dissoutes et réparties dans la nouvelle armée populaire, armée « non politique » de conception semi-bourgeoise, comportant des différences de soldes, une caste privilégiée d’officiers, etc. Étant donné les circonstances à cette date, ce fut vraiment là le pas décisif ; il fut franchi en Catalogne plus tard que partout ailleurs parce que c’était là que les partis révolutionnaires étaient les plus forts. Il était évident que la seule garantie que les ouvriers pouvaient avoir de conserver leurs conquêtes, c’était de garder quelques-unes des forces armées sous leur propre direction. Comme pour le reste, c’est au nom des exigences militaires que la dissolution des milices fut ordonnée, et personne ne nia qu’une totale réorganisation militaire fût nécessaire. Il eût été tout à fait possible, cependant, de réorganiser les milices, de les rendre plus aptes à leur tâche, tout en les laissant sous le contrôle direct des syndicats ; mais, à la vérité, ce changement avait pour principal but d’empêcher les anarchistes d’avoir leur propre armée. Et puis, l’esprit démocratique des milices en faisait des terrains propices à la croissance des idées révolutionnaires. Les communistes ne l’ignoraient pas et ils ne cessaient d’invectiver âprement contre le principe, défendu par le P.O.U.M. et les anarchistes, de la solde égale pour tous, sans distinction de grades. Ce fut une « bourgeoisification » générale qui eut lieu, une destruction délibérée de l’esprit égalitaire des tout premiers mois de la révolution. Tout cela fut si rapide que ceux qui firent deux voyages successifs en Espagne à quelques mois d’intervalle se sont demandés s’ils avaient bien visité le même pays ; ce qui, superficiellement et pour un court laps de temps, avait paru être un État prolétarien se métamorphosait à vue d’œil en République bourgeoise ordinaire avec l’habituelle division en riches et en pauvres. À l’automne de 1937, le « socialiste » Negrín déclara dans un discours public : « Nous respectons la propriété privée », et tels membres des Cortès qui, suspects de sympathies fascistes, avaient dû s’enfuir du pays au début de la guerre, revinrent en Espagne.

Tout le processus est facile à comprendre si l’on se rappelle qu’il découle de l’alliance temporaire à laquelle le bourgeois et l’ouvrier se voient contraints par le fascisme, sous certaines de ses formes. Cette alliance, connue sous le nom de Front populaire, est essentiellement une alliance d’ennemis, et il semble bien qu’elle ne puisse jamais se terminer autrement que par l’un des partenaires avalant l’autre. Le seul trait inattendu dans la situation espagnole – et qui, hors d’Espagne, a été cause d’innombrables malentendus – c’est que, parmi les partis du côté gouvernemental, les communistes ne se trouvaient pas à l’extrême gauche, mais à l’extrême droite. Rien là d’ailleurs qui dût surprendre, puisque la tactique du parti communiste dans les autres pays, particulièrement en France, a clairement montré que le communisme officiel doit être tenu, actuellement en tout cas, pour une force antirévolutionnaire. Dans son ensemble, la politique du Komintern est actuellement subordonnée (chose excusable, étant donné la situation mondiale) à la défense de l’U.R.S.S., défense qui repose sur un système d’alliances militaires. En particulier, l’U.R.S.S. est alliée avec la France, pays capitaliste et impérialiste. Cette alliance ne peut être utile à la Russie que si le capitalisme français est fort ; la politique communiste en France a donc eu à devenir antirévolutionnaire. Et cela signifie, non seulement que les communistes français défilent à présent derrière le drapeau tricolore en chantant La Marseillaise, mais aussi, ce qui est beaucoup plus important, qu’ils ont eu à cesser toute agitation effective dans les colonies françaises. Il y a moins de trois ans de cela, Thorez, le secrétaire du parti communiste français, déclarait que les ouvriers français ne se laisseraient plus jamais refaire, qu’on ne les amènerait pas à se battre à nouveau contre leurs camarades allemands[14]. Il est aujourd’hui l’un des patriotes les plus forts en gueule de France. La clef de la conduite du parti communiste dans chaque pays est donnée par les rapports d’ordre militaire, existants ou possibles, de ce pays avec l’U.R.S.S. En Angleterre, par exemple, l’attitude est encore incertaine ; de là vient que le parti communiste se montre encore hostile au gouvernement national et qu’il est censé s’opposer au réarmement. Mais que la Grande-Bretagne en vienne à contracter avec l’U.R.S.S. une alliance ou un accord militaire, et les communistes anglais, tout comme les communistes français, n’auront plus alors le choix d’être autre chose que bons patriotes et impérialistes ; il y a des signes avant-coureurs de cela déjà. En Espagne, la « ligne » communiste fut, sans aucun doute, influencée par le fait que la France, alliée de la Russie, serait énergiquement opposée à un voisinage révolutionnaire et remuerait ciel et terre pour empêcher l’affranchissement du Maroc espagnol. Le Daily Mail, avec ses contes de révolution rouge financée par Moscou, se trompait de façon encore plus extravagante que d’habitude. En réalité ce furent les communistes, plus que tous les autres, qui empêchèrent la révolution en Espagne. Et, un peu plus tard, quand les forces de l’aile droite furent pleinement au pouvoir, les communistes se montrèrent résolus à aller beaucoup plus loin que les libéraux dans la persécution des leaders révolutionnaires[15].

J’ai tenté d’esquisser la marche générale de la révolution espagnole pendant la première année parce que cela permet de mieux comprendre la situation à un moment donné. Mais je n’entends pas suggérer que, en février, je professais toutes les opinions politiques qu’implique ce que je viens de dire. D’abord, les événements qui m’éclairèrent le mieux n’étaient pas encore survenus, et, de toute manière, mes sympathies, à certains égards, s’orientaient tout autrement qu’elles ne font aujourd’hui. Cela venait en partie de ce que le côté politique de la guerre m’ennuyait et de ce que, spontanément, je m’insurgeais contre le point de vue que j’entendais le plus souvent exposer – c’est-à-dire celui du P.O.U.M. et de l’I.L.P. Les Anglais parmi lesquels je me trouvais étaient pour la plupart membres de l’I.L.P., quelques-uns étaient membres du P.C. ; presque tous possédaient une éducation politique bien supérieure à la mienne. Pendant de longues semaines de suite, durant la morne période où rien ne se passait autour de Huesca, je me suis trouvé au sein d’une discussion politique qui ne finissait pour ainsi dire jamais. Partout, dans les granges puantes et pleines de vents coulis des fermes où l’on nous logeait, dans l’obscurité étouffante des abris souterrains, derrière le parapet pendant les heures glaciales du milieu de la nuit, le débat au sujet des « lignes » contradictoires des partis se poursuivait sans fin. Parmi les Espagnols c’était la même chose, et la plupart des journaux que nous lisions faisaient la plus grande place aux dissensions partisanes. Il eût fallu être sourd ou imbécile pour ne pas se faire quelque idée de ce que soutenait chaque parti.

Du point de vue de l’idéologie politique, trois partis seulement comptaient : le P.S.U.C., le P.O.U.M. et la C.N.T. - F.A.I. (inexactement appelée : les anarchistes). Je parlerai du P.S.U.C. en premier lieu, comme étant le plus important ; ce fut le parti qui finalement triompha, et, même déjà à cette époque, visiblement il prédominait.

Il est nécessaire d’expliquer que parler de la « ligne » du P.S.U.C., c’est parler en fait de la « ligne » du parti communiste. Le P.S.U.C. (Partido Socialista Unificado de Cataluña) était le parti socialiste de Catalogne ; il avait été formé au début de la guerre par la fusion de différents partis marxistes, dont le parti communiste catalan ; mais il était à présent totalement dirigé par les communistes et affilié à la Troisième Internationale. Ailleurs en Espagne, l’unification entre socialistes et communistes n’avait pas formellement eu lieu ; mais on pouvait partout considérer comme identiques le point de vue communiste et celui de l’aile droite des socialistes. Généralement parlant, le P.S.U.C. était l’organe politique de l’U.G.T. (Unión General de Trabajadores), la centrale syndicale socialiste. Le nombre des membres de ces syndicats atteignait alors, pour toute l’Espagne, un million et demi. Ils comprenaient plusieurs sections de travailleurs manuels, mais depuis le début de la guerre ils s’étaient augmentés de membres de la classe moyenne qui avaient afflué en grand nombre, car, aux premiers jours de la « révolution », des gens de toutes sortes avaient jugé opportun d’adhérer soit à l’U.G.T., soit à la C.N.T. Les deux centrales syndicales se chevauchaient, mais des deux c’était la C.N.T. qui avait plus précisément le caractère d’une organisation de la classe ouvrière. Le P.S.U.C. était donc un parti à demi des ouvriers et à demi de la petite bourgeoisie : boutiquiers, fonctionnaires, paysans aisés.

La « ligne » du P.S.U.C., qui fut prêchée dans le monde entier par la presse communiste et pro-communiste, était en gros la suivante :

« Actuellement, une seule chose importe : gagner la guerre ; sans victoire dans la guerre, tout le reste est sans signification. Ce n’est donc pas le moment de parler de faire progresser la révolution. Nous ne pouvons nous permettre, ni de nous aliéner les paysans en les contraignant à la collectivisation, ni d’effaroucher les classes moyennes qui combattent à nos côtés Et surtout, par souci de l’effet utile, nous devons en finir avec le chaos révolutionnaire. Nous devons avoir un gouvernement central fort à la place des comités locaux, et il nous faut une armée convenablement entraînée et totalement militarisée sous un commandement unifié. Se cramponner à des parcelles de pouvoir ouvrier et répéter comme un perroquet des phrases révolutionnaires, c’est mener une action non seulement vaine, non seulement gênante, mais contre-révolutionnaire, car elle conduit à des divisions qui peuvent être utilisées contre nous par les fascistes. En cette phase de la guerre nous ne nous battons pas pour la dictature du prolétariat, nous nous battons pour la démocratie parlementaire. Quiconque tente de transformer la guerre civile en révolution sociale fait le jeu des fascistes, et, par le fait sinon par l’intention, est un traître. »

La « ligne » du P.O.U.M. différait de celle du P.S.U.C. sur tous les points, sauf, naturellement, sur celui de l’importance de gagner la guerre. Le P.O.U.M. (Partido Obrero de Unificación Marxista) était l’un de ces partis communistes dissidents que l’on a vu apparaître en beaucoup de pays au cours de ces dernières années, par suite de l’opposition au « stalinisme », c’est-à-dire au changement réel ou apparent, de la politique communiste. Il était composé en partie d’ex-communistes et en partie d’un ancien parti, le Bloc ouvrier et paysan. Numériquement, c’était un petit parti[16], n’ayant guère d’influence en dehors de la Catalogne, et dont l’importance tenait surtout à ce qu’il renfermait une proportion extraordinairement élevée de membres très conscients, politiquement parlant. En Catalogne, sa principale place forte était Lérida. Il ne représentait aucune centrale syndicale. Les miliciens du P.O.U.M. étaient pour la plupart membres de la C.N.T., mais les véritables membres du parti appartenaient en général à l’U.G.T. Ce n’était cependant que dans la C.N.T. que le P.O.U.M. exerçait quelque influence. La « ligne » du P.O.U.M. était en gros la suivante :

« C’est une absurdité de prétendre s’opposer au fascisme au moyen de la « démocratie » bourgeoise. « Démocratie » bourgeoise, ce n’est là qu’un autre nom donné au capitalisme, tout comme fascisme ; se battre contre le fascisme au nom de la « démocratie » revient à se battre contre une forme du capitalisme au nom d’une autre de ses formes, susceptible à tout instant de se transformer en la première. Le seul parti à prendre en face du fascisme, c’est le pouvoir ouvrier. Si vous vous proposez n’importe quel autre but plus restreint, ou vous tendrez la victoire à Franco, ou, au mieux, vous laisserez le fascisme entrer par la porte de derrière. D’ici la prise de pouvoir, les ouvriers doivent se cramponner à tout ce qu’ils ont conquis ; s’ils cèdent sur quoi que ce soit au gouvernement semi-bourgeois, ils peuvent s’attendre à être trompés. Ils doivent garder les milices ouvrières et les forces de police ouvrière constituées telles qu’elles le sont actuellement, et s’opposer à toute tentative pour les « bourgeoisifier ». Si les ouvriers ne dominent pas les forces armées, les forces armées domineront les ouvriers. La guerre et la révolution ne doivent pas être séparées. »

Le point de vue anarchiste est moins facile à définir. Ou plutôt le terme « anarchiste » est abusivement appliqué à une multitude de gens d’opinions très variées. L’énorme fédération de syndicats formant la C.N.T. (Confederación Nacional del Trabajo), avec ses quelque deux millions de membres, avait pour organe politique la F.A.I. (Federación Anarquista Ibérica), la véritable organisation anarchiste. Mais même les membres de la F.A.I., encore qu’imprégnés, comme peut-être le sont la plupart des Espagnols, de l’idéologie anarchiste, n’étaient pas forcément tous des anarchistes, au sens le plus pur du mot. Et particulièrement depuis le début de la guerre, ils avaient évolué dans le sens du socialisme ordinaire, ayant été forcés par les circonstances à participer à l’administration en entrant dans le gouvernement. Néanmoins ils différaient fondamentalement des communistes au point que, pour eux comme pour le P.O.U.M., le but visé était le pouvoir ouvrier et non la démocratie parlementaire. Ils adoptaient le mot d’ordre du P.O.U.M. : « La guerre et la révolution ne doivent pas être séparées », mais se montraient à ce sujet moins dogmatiques. Voici, en gros, ce que voulait la C.N.T. - F.A.I. : 1) Contrôle direct exercé sur chaque industrie (par exemple transports, industrie textile, etc.) par les ouvriers y appartenant. 2) Gouvernement au moyen de comités locaux et résistance à toutes les formes de régime autoritaire centralisé. 3) Hostilité sans compromis à l’égard de la bourgeoisie et de l’Église. Ce dernier point, le moins précis pourtant, était le plus important. Les anarchistes étaient à l’opposé de la majeure partie des soi-disant révolutionnaires : si leur politique était assez vague, leur haine du privilège et de l’injustice était d’une intransigeante sincérité. Idéologiquement, communisme et anarchisme sont aux antipodes l’un de l’autre. Pour la pratique – c’est-à-dire quant à la forme de société souhaitée – il n’y avait entre eux qu’une différence d’accent, mais irréconciliable : les communistes mettent toujours l’accent sur le centralisme et l’efficacité, les anarchistes sur la liberté et l’égalité. L’anarchisme a des racines profondes en Espagne, et il est probable qu’il survivra au communisme lorsqu’elle ne sera plus sous l’influence russe. Pendant les deux premiers mois de la guerre, c’étaient les anarchistes, plus que tous les autres, qui avaient sauvé la situation, et longtemps encore ensuite les milices anarchistes, en dépit de leur indiscipline, furent sans conteste les meilleurs combattants d’entre les forces purement espagnoles. À partir environ de février 1937 on peut, dans une certaine mesure, parler en bloc des anarchistes et du P.O.U.M. Si les anarchistes, le P.O.U.M. et l’aile gauche des socialistes avaient eu le bon sens de s’unir dès le début et d’imposer une politique réaliste, l’histoire de la guerre eût pu être différente. Mais en cette période du début, où les partis révolutionnaires semblaient tenir le succès entre leurs mains, c’était impossible. Entre anarchistes et socialistes d’anciennes jalousies subsistaient, et le P.O.U.M., en tant que marxiste, était sceptique à l’égard de l’anarchisme, cependant que du pur point de vue anarchiste, le « trotskysme » du P.O.U.M. n’était guère préférable au « stalinisme » des communistes. Néanmoins, la tactique communiste eut pour effet de rapprocher ces deux partis. Ce fut surtout un instinct de solidarité à l’égard de la C.N.T. qui détermina le P.O.U.M. à prendre part aux désastreux combats de mai à Barcelone, et, plus tard, lors de la suppression du P.O.U.M., les anarchistes furent les seuls à oser élever la voix pour le défendre.

Donc, généralement parlant, la démarcation des forces était la suivante : d’un côté, la C.N.T. - F.A.I., le P.O.U.M. et une fraction des socialistes, tenants du pouvoir ouvrier ; de l’autre, l’aile droite des socialistes, les libéraux et les communistes, tenants d’un gouvernement centralisé et d’une armée militarisée.

On saisit aisément pourquoi, à cette époque, je préférais le point de vue communiste à celui du P.O.U.M. Les communistes avaient une politique pratique précise, nettement meilleure du point de vue du bon sens, d’un bon sens qui ne regardait que quelques mois en avant. Et certainement la politique au jour le jour du P.O.U.M., sa propagande, etc., fut plus mauvaise qu’on ne saurait le dire ; il faut bien croire qu’elle l’a été, sans cela il eût pu rallier un beaucoup plus grand nombre de partisans. Ce qui me confirmait alors dans mon opinion, c’était que les communistes – du moins à ce qu’il me semblait – poursuivaient activement la guerre, tandis que nous et les anarchistes n’agissions guère. C’était l’impression générale en ce temps-là. Les communistes avaient obtenu le pouvoir et largement augmenté le nombre de leurs partisans, en partie parce qu’ils avaient fait appel aux classes moyennes contre les révolutionnaires, et en partie parce qu’ils étaient les seuls à paraître capables de gagner la guerre. Les armes russes et la magnifique défense de Madrid par des troupes presque toutes sous contrôle communiste, avaient fait d’eux les héros de l’Espagne. Comme on l’a dit, chaque avion russe qui passait au-dessus de nos têtes faisait de la propagande communiste. Le purisme révolutionnaire du P.O.U.M., bien que j’en reconnusse la valeur logique, me semblait assez vain. Après tout, la seule chose qui importait, c’était de gagner la guerre.

En attendant, l’infernale querelle entre les partis se poursuivait sans trêve dans les journaux, par les tracts, sur les affiches, dans les livres – partout. À cette époque, les journaux qu’il me fut le plus souvent donné de lire c’étaient ceux du P.O.U.M., La Batalla et Adelante, et leurs critiques continuelles à l’égard du P.S.U.C. « contre-révolutionnaire » me produisaient l’effet d’un pédantisme ennuyeux. Quand, plus tard, j’ai étudié de plus près la presse des communistes et du P.S.U.C., je me suis aperçu que le P.O.U.M. était à ce sujet autant dire irréprochable, en comparaison de ses adversaires. Sans compter que ses possibilités de propagande étaient beaucoup moins grandes. À la différence des communistes, il n’avait pied dans aucune presse à l’étranger, et en Espagne il était très désavantagé, parce que la censure de la presse était presque entièrement tenue en subordination par les communistes, ce qui signifiait que les journaux du P.O.U.M. risquaient d’être supprimés ou condamnés à une amende s’ils imprimaient quelque chose de préjudiciable aux communistes. Il faut dire aussi, à l’honneur du P.O.U.M., que s’il ne se privait pas de prêcher interminablement sur le sujet de la révolution et de citer Lénine ad nauseam, il ne se permettait généralement pas de diffamations personnelles. Et qu’il se livrait à la polémique seulement dans les articles de ses journaux. Ses grandes affiches en couleurs, destinées à un plus large public (les affiches ont une grande importance en Espagne, à cause du nombre considérable d’illettrés), ne contenaient pas d’attaques contre les partis rivaux, mais étaient simplement antifascistes et révolutionnaires d’une manière abstraite ; et de même les chansons que chantaient les miliciens. Les attaques des communistes, c’était tout autre chose. Je parlerai de certaines d’entre elles dans l’Appendice II. Je ne veux donner ici qu’une brève indication sur la manière dont les communistes menaient leurs attaques.

À l’examiner superficiellement, le désaccord entre les communistes et le P.O.U.M. était un désaccord de tactique. Le P.O.U.M. était pour la révolution immédiate, les communistes non. Selon eux, le plus tard elle aurait lieu, le mieux cela vaudrait. Il y avait beaucoup à dire sur l’une et l’autre position. En outre, les communistes prétendaient que la politique du P.O.U.M. divisait et affaiblissait les forces gouvernementales et compromettait le succès de la guerre, et à ce sujet aussi, bien qu’en définitive je ne sois pas de cet avis, on pourrait longuement discuter. Mais c’est à présent qu’intervient la tactique particulière des communistes. D’abord en tâtant le terrain avec précaution, puis bientôt sans plus aucune retenue, les communistes se mirent à affirmer que le P.O.U.M. divisait les forces du gouvernement non par erreur de jugement, mais de propos délibéré. Ils déclarèrent que le P.O.U.M. n’était rien de moins qu’une bande de fascistes déguisés, à la solde de Franco et de Hitler, faisant sciemment le jeu de la cause fasciste en poussant à une politique pseudo-révolutionnaire. Le P.O.U.M. était une organisation « trotskyste » et la « cinquième colonne de Franco ». Cela impliquait que des milliers de gens de la classe ouvrière, y compris huit ou dix mille soldats en train de se geler dans les tranchées de première ligne, et des centaines d’étrangers venus en Espagne pour combattre le fascisme en ayant souvent sacrifié pour cela famille, situation et nationalité n’étaient que des traîtres à la solde de l’ennemi. Et cette histoire fut répandue dans toute l’Espagne par voie d’affiches, et autres, et répétée à satiété dans la presse communiste et pro-communiste du monde entier. Je pourrais remplir une demi-douzaine de livres avec des citations, s’il me plaisait d’en faire collection.

Ainsi donc, voilà ce que nous étions aux dires des communistes : des trotskystes, des fascistes, des traîtres, des assassins, des lâches, des espions, etc. J’avoue qu’il y avait de quoi ne pas être charmé, surtout lorsqu’on pensait en particulier à certains de ceux sur qui de telles accusations étaient portées. Imaginez tout l’odieux de voir un jeune Espagnol de quinze ans ramené du front sur une civière, de voir, émergeant des couvertures, son visage exsangue, hébété, et de penser que des messieurs tirés à quatre épingles sont, à Londres et à Paris, tranquillement en train d’écrire des brochures pour prouver que ce petit gars est un fasciste déguisé. L’un des traits les plus abominables de la guerre, c’est que toute la propagande de guerre, les hurlements et les mensonges et la haine, tout cela est invariablement l’œuvre de gens qui ne se battent pas. Les miliciens du P.S.U.C. que j’ai connus au front, les communistes des Brigades internationales qu’il m’est arrivé de rencontrer, ne m’ont jamais, ni les uns ni les autres, appelé trotskyste ou traître ; ils laissaient cela aux journalistes de l’arrière. Tous ceux qui écrivaient des brochures contre nous, et disaient de nous des infamies dans les journaux, restaient chez eux bien à l’abri, ou tout au plus s’aventuraient-ils dans les salles de rédaction de Valence, à des centaines de kilomètres des balles et de la boue. Et, mis à part les libelles de la querelle entre partis, tout l’inséparable de la guerre, – chauvinisme agressif, éloquence de carrefour, bluff, dépréciation de l’ennemi – tout cela, ceux qui s’en chargeaient étaient, comme toujours, des non-combattants, et certains d’entre eux eussent préféré faire cent kilomètres en courant plutôt que de se battre. L’un des plus tristes effets de cette guerre pour moi, ce fut d’apprendre que la presse de gauche est tout aussi fausse et malhonnête que celle de droite[17]. J’ai le ferme sentiment que de notre côté – du côté gouvernemental – cette guerre est différente des guerres ordinaires, impérialistes ; mais on ne le devinerait jamais, d’après le caractère de la propagande de guerre. La lutte était à peine déclenchée qu’instantanément journaux de droite et de gauche plongèrent à qui mieux mieux dans le même puisard d’insultes. Nous nous souvenons tous des en-têtes du Daily Mail : « Les rouges crucifient les religieuses », tandis qu’à en croire le Daily Worker, la Légion étrangère de Franco était « composée d’assassins, de pratiquants de la traite des blanches, de drogués et du rebut de tous les pays européens ». Encore en octobre 1937, le New Statesman nous entretenait d’histoires de fascistes se faisant une barricade avec les corps d’enfants vivants (ce qu’il y a bien de plus incommode comme barricade !), tandis que M. Arthur Bryant déclarait que « scier les jambes d’un commerçant conservateur » était « chose courante » en Espagne loyaliste. Ce ne sont jamais des combattants, ceux qui écrivent des sottises de ce genre ; peut-être croient-ils que le fait de les écrire est pour eux un succédané de combat ! C’est la même chose dans toutes les guerres : les soldats se battent, les journalistes mènent grand bruit, et jamais aucun grand patriote ne vient à proximité d’une tranchée de première ligne, si ce n’est en rapide tournée de propagande. Ce m’est parfois un réconfort de penser que les progrès de l’aviation sont en train de changer les conditions de la guerre. Peut-être la prochaine grande guerre nous réservera-t-elle un spectacle sans précédent dans l’Histoire : un chauvin troué par une balle.

Par tout son côté journalistique, cette guerre était une escroquerie comme toutes les autres guerres. Mais avec cette différence que, tandis que les journalistes réservent habituellement leurs invectives les plus meurtrières à l’ennemi, dans ce cas-ci, au fur et à mesure que le temps passait, les communistes et le P.O.U.M. en venaient, en écrivant, à mettre dans leurs attaques réciproques plus d’âpreté qu’à l’égard des fascistes. Pourtant, à cette époque, je ne pouvais encore me résoudre à prendre tout cela vraiment au sérieux. Cette inimitié entre partis m’ennuyait, m’écœurait même, mais je n’y voyais qu’un chamaillis domestique. Je ne croyais pas qu’elle tût de nature à rien changer, ni qu’il y eût des divergences de politiques réellement inconciliables. Je me rendais compte que les communistes et les libéraux se refusaient à laisser progresser la révolution ; je ne me rendais pas compte qu’ils pouvaient être capables de la faire régresser.

Il y avait à cela une bonne raison. Pendant tout ce temps-là j’étais au front, et au front l’atmosphère sociale et politique ne changea pas. J’avais quitté Barcelone au début de janvier et je ne suis allé en permission que fin avril ; durant toute cette période – et même plus longtemps encore – dans la bande du secteur d’Aragon tenue par les troupes des anarchistes et du P.O.U.M., les conditions restèrent les mêmes, extérieurement tout au moins. L’atmosphère révolutionnaire demeura telle que je l’avais connue au début. Le général et le simple soldat, le paysan et le milicien continuaient à s’aborder en égaux, tous touchaient la même solde, étaient vêtus et nourris de même, s’appelaient « camarades » et se tutoyaient. Il n’y avait pas de classe de patrons ni de classe de domestiques, il n’y avait plus de mendiants, de prostituées, d’hommes de loi, de prêtres, de lécheurs de bottes, plus de saluts militaires obligatoires. Je respirais l’air de l’égalité, et j’étais assez naïf pour m’imaginer qu’il en allait de même dans toute l’Espagne gouvernementale. Je ne me rendais pas compte que, plus ou moins par hasard, je m’étais trouvé isolé dans la fraction la plus révolutionnaire de la classe ouvrière espagnole.

Aussi, quand mes camarades mieux instruits de la politique me disaient que dans cette guerre on ne pouvait pas prendre une attitude purement militaire, que le choix était entre révolution et fascisme, j’étais porté à me moquer d’eux. Somme toute, j’acceptais le point de vue communiste qui se réduisait à ceci : « Nous ne pouvons pas parler de révolution avant d’avoir gagné la guerre », et non le point de vue du P.O.U.M. qui se réduisait à ceci : « Nous devons avancer si nous ne voulons pas revenir en arrière. » Lorsque, par la suite, j’ai estimé que le P.O.U.M. avait raison, ou, en tout cas, davantage raison que les communistes, ce ne fut pas tout à fait en me plaçant sur le terrain de la théorie. Sur le papier, le raisonnement des communistes tenait debout ; le hic, c’était que leurs agissements réels ne permettaient pas de croire qu’ils le proposaient de bonne foi. Le mot d’ordre si souvent répété : « la guerre d’abord, la révolution après », pouvait bien être pieusement tenu pour article de foi par le milicien moyen du P.S.U.C., celui-ci pouvant penser en toute bonne foi que la révolution pourrait se poursuivre une fois la guerre terminée, ce mot d’ordre n’en était pas moins de la poudre jetée aux yeux. Ce à quoi travaillaient les communistes, ce n’était pas à ajourner la révolution espagnole jusqu’à un moment plus propice, mais à prendre toutes dispositions pour qu’elle n’ait jamais lieu. Cela devenait de plus en plus évident au fur et à mesure que le temps passait, que de plus en plus le pouvoir était arraché des mains de la classe ouvrière, et que de plus en plus de révolutionnaires de toutes nuances étaient jetés en prison. Tout se faisait au nom de la nécessité militaire, parce que c’était là un prétexte pour ainsi dire « tout fait », qui permettait de ramener les ouvriers en arrière, d’une position avantageuse à une position d’où, la guerre finie, il leur serait impossible d’opposer de la résistance à la réintroduction du capitalisme. Comprenez bien, je vous en prie, qu’en parlant ainsi, ce n’est pas contre les communistes de la base, et encore moins contre les milliers de communistes qui moururent héroïquement pour la défense de Madrid, que j’en ai. Mais ce n’était pas eux qui dirigeaient la politique de leur parti. Quant aux communistes haut placés, comment croire qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient !

Restait tout de même qu’il valait la peine de gagner la guerre, même si la révolution devait être perdue. Mais en dernier lieu et à la longue j’en vins à douter que la politique communiste menât à la victoire. Il semble que peu de gens aient réfléchi qu’il convient d’appliquer à chacune des différentes phases de la guerre une politique différente et appropriée. Vraisemblablement les anarchistes ont sauvé la situation pendant les deux premiers mois, mais ils étaient incapables, au-delà d’un certain point, d’une résistance organisée. Vraisemblablement les communistes ont sauvé la situation d’octobre à décembre, mais quant à gagner complètement la guerre, c’était une tout autre histoire ! En Angleterre, la politique de guerre des communistes a été acceptée sans discussion, parce qu’on n’a autorisé la publication que de bien peu de critiques à son endroit, et parce que sa ligne générale – en finir avec le chaos révolutionnaire, accélérer la production, militariser l’armée – faisait l’effet d’être réaliste et efficace. Il vaut donc d’en souligner la faiblesse inhérente.

Afin d’entraver toute tendance révolutionnaire et de rendre la guerre aussi semblable que possible à une guerre ordinaire, il leur fallut forcément laisser se perdre des occasions stratégiques qui existaient. J’ai décrit notre armement, ou plutôt notre manque d’armement, sur le front d’Aragon. Il ne fait guère de doute que les communistes retinrent délibérément les armes de crainte qu’il n’en allât trop aux mains des anarchistes qui, ultérieurement, s’en serviraient pour atteindre un but révolutionnaire ; en conséquence la grande offensive d’Aragon qui eût obligé Franco à se retirer de Bilbao, et peut-être de Madrid, ne fut jamais déclenchée. Mais cela était, relativement, de peu d’importance. Ce qui fut beaucoup plus grave, c’est qu’une fois la guerre rétrécie aux limites d’une « guerre pour la démocratie », il devenait impossible de faire aucun appel sur une vaste échelle à l’aide de la classe ouvrière des autres pays. Si nous regardons les faits en face, il nous faut avouer que la classe ouvrière mondiale a considéré la guerre d’Espagne avec détachement. À titre individuel, des dizaines de milliers d’hommes sont venus combattre, mais les dizaines de millions qui étaient derrière eux restèrent indifférents. On a calculé que durant la première année de la guerre, pour l’ensemble du peuple anglais, il a été souscrit aux divers fonds de l’« Aide à l’Espagne » pour environ 250 000 livres – moitié moins, vraisemblablement, que ce qui a été dépensé en une seule semaine à aller au cinéma. C’est par l’action économique – grèves et boycottages – que les ouvriers, dans les pays démocratiques, eussent pu aider efficacement leurs camarades espagnols. Mais rien dans ce sens ne fut même tenté. Partout les leaders travaillistes et communistes déclarèrent qu’il n’y fallait pas songer ; et ils avaient évidemment raison, aussi longtemps qu’ils criaient également de toutes leurs forces que l’Espagne « rouge » n’était pas « rouge ».

Depuis 1914-1918, cela sonne sinistrement : « guerre pour la démocratie ». Des années durant, les communistes venaient eux-mêmes d’enseigner dans tous les pays aux militants ouvriers que « démocratie » n’était qu’un nom poli donné au capitalisme. Commencer par dire : « La démocratie est une escroquerie », et venir dire maintenant : « Battez-vous pour la démocratie », ce n’est pas une bonne tactique. Si, ayant derrière eux l’immense prestige de la Russie soviétique, ils avaient fait appel aux ouvriers de tous les pays, non pas au nom de l’« Espagne démocratique », mais au nom de l’« Espagne révolutionnaire », comment croire qu’ils n’eussent pas été entendus ?

Mais ce qu’il y eut encore de plus grave, c’est qu’avec cette politique non révolutionnaire, il était difficile, sinon impossible, de frapper à l’arrière de Franco. À l’été de 1937, Franco tenait sous sa domination une population plus importante que le gouvernement – beaucoup plus importante, si l’on compte les colonies –, et cela avec des effectifs militaires à peu près équivalents. Comme tout le monde le sait, si l’on a une population hostile dans le dos, il est impossible de maintenir l’armée sur le champ de bataille à moins d’avoir une autre armée tout aussi nombreuse pour garder les voies de communication, empêcher les sabotages, etc. Il est donc clair qu’il ne se produisit à l’arrière de Franco aucun véritable mouvement populaire. Il n’était cependant pas croyable que sur son territoire le peuple, les ouvriers des villes et les paysans les plus pauvres en tout cas, aimaient et voulaient Franco ; seulement, à chacun des glissements du gouvernement vers la droite, les raisons de le préférer devenaient moins évidentes. C’est irréfutable, le cas du Maroc suffit à le montrer. Pourquoi n’y eut-il pas de soulèvement au Maroc ? Franco tentait d’y établir une dictature odieuse, et les Maures l’auraient réellement préféré au gouvernement de Front populaire ! La vérité manifeste, c’est qu’aucun effort ne fut tenté pour fomenter un soulèvement au Maroc, car c’eût été greffer une réalisation révolutionnaire sur la guerre. La première chose qu’il eût fallu faire pour convaincre les Maures de la bonne foi du gouvernement, c’était proclamer aussitôt la libération du Maroc. Et nous pouvons imaginer si c’eût été agréable à la France ! La meilleure occasion stratégique de la guerre fut donc négligée dans le vain espoir d’apaiser le capitalisme français et britannique. La politique communiste tendit toute à restreindre la guerre à la mesure d’une guerre ordinaire, non révolutionnaire, guerre pour laquelle le gouvernement se trouvait sérieusement handicapé. Car une guerre de cette sorte exige d’être gagnée par des moyens matériels ; autrement dit, en fin de compte, par une fourniture illimitée d’armes ; or, le principal fournisseur d’armes du gouvernement, l’U.R.S.S., était, géographiquement, très désavantagé par rapport à l’Italie et à l’Allemagne. Peut-être le mot d’ordre du P.O.U.M. et des anarchistes, « la guerre et la révolution ne doivent pas être séparées », était-il moins le fait d’un songe-creux qu’il ne le paraissait tout d’abord.

J’ai indiqué mes raisons de penser que la politique antirévolutionnaire des communistes était une erreur ; mais, dans la mesure même où de cette politique dépend l’issue de la guerre, je souhaite ardemment de me tromper. Oui, puissé-je me tromper ! Par quelque voie qu’elle soit obtenue, je souhaite la victoire dans cette guerre. Il n’est naturellement pas possible de prédire actuellement ce qui arrivera. Il est de l’ordre des choses possibles que le gouvernement opère de nouveau une conversion vers la gauche, que les Maures se soulèvent de leur propre initiative, que l’Angleterre décide d’acheter le retrait de l’Italie, que la guerre soit gagnée par des moyens uniquement militaires – comment savoir ! J’ai exprimé mon opinion ; le temps se chargera de montrer jusqu’à quel point j’étais dans la vérité ou dans l’erreur.

Mais en février 1937 je ne voyais pas les choses tout à fait sous ce jour. J’étais malade d’inaction sur le front d’Aragon, et j’avais conscience surtout de n’avoir pas pris suffisamment part au combat. Je songeais souvent à cette affiche de recrutement à Barcelone qui interrogeait les passants d’une manière accusatrice : « Qu’avez-vous fait, vous, pour la démocratie ? » et je sentais que tout ce que j’aurais pu répondre, c’était : « J’ai touché mes rations. » En m’engageant dans les milices je m’étais promis de tuer un fasciste – après tout, si seulement chacun de nous en tuait un, la race en serait vite éteinte – et je n’en avais encore tué aucun, c’est à peine si j’en avais eu l’occasion. Et naturellement, je souhaitais d’aller à Madrid. Personne dans l’armée, quelle que fût son opinion politique, qui ne souhaitât d’être sur le front de Madrid. Pour cela il serait probablement nécessaire de passer dans les Brigades internationales, car le P.O.U.M. n’avait à présent que très peu de troupes à Madrid et les anarchistes moins qu’au début.

Pour le moment, naturellement, je devais rester là où j’étais sur le front, mais j’annonçai à tous mon intention, lorsque nous irions en permission, de demander à être muté, si possible, dans les Brigades internationales. Ce serait me placer sous la direction des communistes. Aussi plusieurs de mes camarades essayèrent de m’en dissuader, mais personne ne tenta d’intervenir. C’est une justice à rendre que de dire qu’on ne faisait guère la chasse à l’hérétique dans le P.O.U.M., trop peu peut-être, étant donné les circonstances ; à condition de n’être pas pro-fasciste, personne n’était inquiété pour soutenir des opinions hétérodoxes. J’ai passé une bonne partie de mon temps dans les milices à critiquer énergiquement la « ligne » du P.O.U.M. sans que cela m’ait jamais causé d’ennuis. On n’exerçait même pas de pression d’aucune sorte sur quelqu’un pour le faire devenir membre politique du parti ; ce qu’étaient pourtant, je crois, la plupart des miliciens. Je n’ai, quant à moi, jamais adhéré au parti – j’en ai d’ailleurs éprouvé du regret plus tard, lors de la suppression du P.O.U.M.

 

Hommage à la Catalogne
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